Dans Croyez-vous aux fées ? , on suit le jeune Peter, âgé de six ans, principal suspect dans une affaire de féminicide. La pièce nous plonge dans son interrogatoire, où il s’évade fréquemment dans des divagations imaginaires. L’identité de la victime, qu’il décrit tour à tour comme sa sœur, sa mère, sa nounou ou sa marraine, reste floue. La vérité se métamorphose à chaque instant, aussi fluide que sa respiration. Seul point d’ancrage : l’assurance que la défunte était une fée.

La pièce trouve son inspiration principale dans l’univers de Peter Pan, mais également dans Oliver Twist, Sherlock Holmes, Dr. Jekyll et Mr. Hyde, le mythe de Pan, ainsi que dans les contes de fées classiques. Elle puise dans une multitude de récits occidentaux pour aborder les thèmes du fantasme, du féminicide et de l’éducation masculine.


Texte Joanie Fortin et Iris Richert | Mise en scène Iris Richert | Interprétation Joanie Fortin, Mylène Guay et Gabriela Jovian-Mazon | Scénographie et marionnettes Sophie Deslauriers | Conception lumière Jacinthe Racine | Conception sonore Joanie Fortin


Axe·s de travail abordé·s durant l’accueil : 

DRAMATURGIE
Le titre est tiré du texte original de Peter Pan ou le garçon qui ne voulait pas grandir, de James Matthew Barrie. Au cours de nos recherches sur cette œuvre, notre attention s’est portée sur cette question particulière, et nous avons découvert qu’il s’agissait d’une interrogation idéologique réelle à l’époque de Barrie. En effet, initialement une pièce de théâtre, l’œuvre de l’auteur britannique a été mise en scène (par lui-même) en 1904 et parmi les propositions qu’on pouvait y voir, il y avait un moment où les acteurs s’adressaient directement au public pour poser cette question : « Croyez-vous aux fées? » Un vote à main levée était réalisé, à l’issue duquel la majorité déterminait si la fée Clochette devait survivre ou non.

Si l’on replace cette information dans son contexte socio-politique, on constate que le début du XXe siècle a été marqué par un véritable débat sur l’existence des fées, qui a suscité un intérêt considérable parmi le public et les intellectuels de cette période. Ce débat s’est cristallisé autour de deux positions opposées : celle des « croyants », qui se fondait sur des témoignages de personnes qui prétendaient avoir vu ou communiqué avec des fées, et celle des sceptiques, qui considéraient que cette superstition archaïque avait été supplantée par la science moderne. Ironiquement, Barrie faisait partie du dernier groupe et sa pièce était nulle autre qu’un pied de nez à cette croyance qu’il jugeait être sans fondement réel. En outre, nous avons trouvé encore plus fascinant de découvrir le rapport contradictoire qui reliait l’auteur à son contemporain et ami proche, Sir Arthur Conan Doyle. Celui qui est à l’origine du non moins mythique Sherlock Holmes, le personnage le plus rationnel que la littérature ait pu produire, croyait aux fées.

De ce fait, nous avons eu envie de prendre appui sur ce paradoxe pour traiter de l’opposition entre deux univers, qui sont eux-mêmes ambigus de par leur contexte de création. En s’emparant du personnage de Peter, nous voulons représenter un enfant dont la force de l’imaginaire (qui mène traditionnellement, dans les contes de fées, au merveilleux) l’a poussé à commettre un meurtre. Or, cette action est équivoque si la nature (féérique) de la personne tuée est remise en cause, et si l’existence même du meurtrier (une marionnette) est sujette à interprétation. D’un autre côté, en utilisant la figure de Sherlock Holmes, en revêtant nous-mêmes les habits d’enquêtrices, nous cherchons à mettre en scène notre propre volonté, également ambivalente, de décoder certains mythes qui peuplent notre inconscient collectif, tout en tentant (en tant que marionnettistes) de maintenir l’illusion et de stimuler l’imagination chez le spectateur.

MANIPULATION EN DIRECT DE LA LUMIÈRE
Nous souhaitons nous inspirer du phénomène de l’avènement de l’électricité dans les maisons (environ à la même époque que les œuvres de Barrie et de Conan Doyle) pour représenter la Fée d’une manière désincarnée. Vers la fin du 19e siècle, la « Fée Électricité » est apparue. Elle est décrite comme une force mystérieuse et énigmatique par les « croyants », pour qui l’électricité est un chamboulement nouveau. Nous puiserons donc dans cette association féconde pour créer une scénographie « vivante », c’est-à-dire en faisant en sorte que les composantes électriques du décor (lumière et machines de toutes sortes) semblent avoir une volonté propre. Tout comme la fée, Pan sera traduit sur scène de façon abstraite. Nous pensons bien sûr au théâtre d’ombres (l’ombre du personnage de Peter Pan est un élément clé dans l’œuvre de Barrie). À l’instar de Hyde dans le roman de Stevenson, Pan sera la part sombre du jeune garçon et nous trouvons fort intéressant de s’emparer de ce personnage hautement amoral. La ligne dramaturgique sous-jacente de ce travail présente grosso modo comment un petit garçon peut être conditionné (par l’imaginaire inculqué par la société patriarcale) à reproduire les schémas d’une masculinité toxique. Pour ce faire, nous voulons représenter un Peter assez jeune (autour de 6 ans), car il est prouvé que c’est vers cet âge que les petits garçons sont confrontés à la violence et doivent prendre position : suis-je une victime (car je me rattache aux valeurs douces de la féminité) ou un bourreau (car je sais me battre comme un homme)?

ESTHÉTIQUE SURRÉALISTE
Notre collectif trouve son expression esthétique la plus puissante dans le surréalisme, explorant le territoire illimité des rêves et de l’absurde. Dans cette optique, marionnettes, décors, costumes et autres éléments scéniques sont utilisés de manière symbolique, pour générer des images percutantes, parfois transgressives, qui résonnent avec l’inconscient collectif. Nous aspirons donc à fusionner des éléments merveilleux, puisés dans l’imaginaire enfantin des contes de fées, avec des motifs grotesques émanant des profondeurs des pulsions et des vices, tels que ceux véhiculés par Pan. En nous appuyant sur les récits avec lesquels nous travaillons, nous cherchons à extraire une multitude de symboles que nous manipulerons et réinterpréterons pour créer une imagerie à la fois saisissante et évocatrice.

Le personnage principal, Peter, prendra vie à travers une marionnette sculptée dans de la mousse viscoélastique, une substance qui offre une remarquable capacité à se mouvoir de manière organique et réaliste, tout en ayant la flexibilité de se contracter jusqu’à devenir une petite boule de la taille d’une orange. Nous explorerons les riches possibilités métaphoriques offertes par cette matière, dotée d’un pouvoir de métamorphose surprenant. De plus, l’apparence que nous imaginons pour notre protagoniste s’inspire des statues de chérubins. En nous inspirant de l’insaisissable Peter Pan créé par J.M. Barrie, nous souhaitons qu’il incarne à la fois la jeunesse et la vieillesse, une temporalité indéfinie. Son aspect, bien que taillé avec minutie et réalisme, possédera une aura d’irréalité. Nous jouerons avec cette dualité en alternant entre le mouvement fluide et l’immobilité, entre la vivacité d’un jeune garçon et la stabilité d’une œuvre d’art.

Les trois marionnettistes qui animeront ce petit être complexe auront également un rôle signifiant. Revêtues de « morphsuits » noirs, ces manipulatrices seront d’abord et avant tout des ombres, des entités sans identité propre servant de passerelle entre le monde réel et l’univers imaginaire. Dans Peter Pan, l’ombre de Peter revêt une symbolique profonde, étant un personnage autonome qui reflète la dualité interne du garçon, balançant entre le désir de demeurer éternellement jeune et le besoin de grandir, de devenir un homme. Nous explorerons la relation entre la marionnette et ses marionnettistes en prenant appui sur ce conflit existentiel. Nous expérimenterons également le jeu entre les vraies ombres qui seront créées sur scène et ces « fausses silhouettes d’ombres », en cherchant des décalages riches entre les deux. Nous sommes particulièrement excitées à l’idée de détourner le costume noir, qui est souvent utilisé en théâtre de marionnettes pour dissimuler les manipulateurs, en apportant à cette tenue une justification dramaturgique.

En plus de leurs costumes sombres, les marionnettistes enfileront régulièrement des « trench coats à la Sherlock Holmes », incarnant ainsi visuellement les trois enquêteurs de notre récit. Ces vêtements seront altérés par des prothèses, leur donnant une stature imposante sous laquelle les porteuses pourront dissimuler leur tête. Quant aux têtes surmontant ces manteaux, elles seront en réalité des cintres évoquant subtilement le personnage du Capitaine Crochet, symbole d’autorité paternelle et du passage du temps dans Peter Pan. À travers ces figures à la fois inquiétantes et absurdes, notre intention est de ramener les inspecteurs à de simples stéréotypes, à l’archétype du héros masculin censé être doté d’une intelligence hors du commun mais qui, dans cette histoire, tourne inlassablement en rond. Ces trois manteaux ambulants offriront un potentiel à la fois clownesque et subversif.

En ce qui concerne la scénographie, nous pensons à une sobriété métonymique : une simple penderie, représentée par une pôle suspendue, ornée de vêtements féminins. Cet espace symbolique s’ouvrirait et se refermerait au gré de l’imagination de Peter, nous entraînant tantôt sur un navire voguant en haute mer, tantôt repliés dans la réalité étriquée du placard.

Les vêtements, évoquant toute une gamme de figures féminines de la mère à la marraine en passant par la voisine, pourront également être portés par les silhouettes sombres, offrant ainsi la possibilité de momentanément incarner la femme décédée, dans l’espoir vain de comprendre qui elle était. À l’antipode des imperméables, ces vêtements tout aussi stéréotypés représenteront à la fois la maternité bienveillante et le côté séducteur traditionnellement associé à la fée. Ils interagiront avec Peter dans une dynamique fluctuant constamment entre l’amour et la haine.


LES TABLES TOURNANTES

Les Tables Tournantes se sont rencontrées au DESS en théâtre de marionnettes contemporain de l’UQAM, en 2019, autour d’une marionnette d’Elvis Presley. Fascinées par les mythes et les icônes, elles ont créé « Graceland », puis « Disgraceland », une épopée surréaliste revisitant les derniers instants du King. La pièce a été présentée en avril 2024 à La Fabrique de Théâtre Insolite des Sages Fous, à Trois-Rivières.

Joanie Fortin, Mylène Guay et Iris Richert aspirent à jouer avec la trame narrative commune de la culture occidentale, en exploitant ses symboles et ses clichés pour les détourner, et en réinventant ses personnages pour les subvertir ou les transfigurer.

Elles sont convaincues que la marionnette se révèle être l’outil parfait pour manipuler les apparences, injecter une dose de merveilleux dans les réalités les plus cyniques, révéler le grotesque tapi au cœur des conventions, éclairer les dynamiques de pouvoir, et naviguer habilement entre les mythes anciens et l’imagerie contemporaine.

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